Nous
avons souligné naguère que certains termes employés par l’hagiographe de
Goulven nous paraissaient de nature à conforter l’hypothèse que cet ouvrage
avait été composé par l’auteur de la vita
de Goëznou[1] : « ainsi
en est-il notamment du mot penititium,
dont les deux seules attestations fournies par Du Cange ont d’ailleurs été
tirées par ce dernier des vitae
concernées ; ce mot paraît ainsi avoir été manifestement construit par
l’hagiographe sur le breton peniti,
qui étymologiquement signifie ‘’maison de pénitence’’, même si la réalité
correspondante demeure finalement assez mystérieuse »[2].
Il nous a semblé utile de revenir de manière spécifique sur cette question.
Dans
un article[3], hélas
posthume, ce qui a privé la communauté scientifique d’éventuels approfondissements,
René Largillière a conclu de l’examen des différents lieux et sanctuaires qui,
en Basse-Bretagne, portent le nom de peniti,
que ce terme avait principalement servi, au Moyen Âge central, à désigner des
chapelles rurales[4], comme le
confirment les saints concernés, en particulier la Vierge pour quatre d’entre
eux (cinq en comptant le peniti de
Notre-Dame de Berven, omis par Largillière), ainsi que Jean et Laurent[5] ; de plus,
Largillière a fait remarquer que plusieurs de ces chapelles avaient tardivement
fait l’objet d’un récit des origines, qui prétend rattacher le peniti en question à quelque saint
autochtone : ainsi, sous la plume de Gui-Alexis Lobineau qui a manifestement
subi l’influence de la vita de Goulven, c’est le cas du peniti de Paul Aurélien sur l’île de
Batz et de celui de Guénolé à Landévennec[6].
Les différentes conclusions de l’étude de Largillière restent très largement
valides et témoignent une nouvelle fois
de la pénétration et de la fécondité des hypothèses énoncées par ce chercheur
au cours de sa trop brève carrière.
*
Depuis,
le sujet n’a reçu que des éclairages partiels, obliques, liés principalement à
la thématique du minihi[7], à
laquelle s’était d’ailleurs aussi intéressé Largillière[8] :
il semble avoir existé en effet, entre peniti
et minihi, un rapport qui, pour
l’essentiel, tenait aux circonstances de leur fondation, telles du moins
qu’elles ont été rapportées dans plusieurs vitae
de saints composées au Moyen Âge central. Ainsi, distinct du peniti antérieur, mais à proximité, c’est
d’un projet de « monastère pour Dieu », dans lequel seront
institués les « ministres » de Son culte, dont parle la vita de Goëznou[9]
(cum vir dei Goeznoveus spiritu sancto
afflatus monasterium Deo et ministris ejus, quos in eo instituere proponebat,
aedificare desideraret) ; quant à la vita de Goulven[10],
elle évoque, à travers les paroles que le saint adresse à Even, l’édification
d’une « église », elle aussi distincte du peniti et qui, là encore, servira à l’institution
d’ « hommes religieux » chargés de prier pour le prince et toute la Chrétienté (aedifica ecclesiam in qua instituantur viri religiosi prope penititium
meum ut ibi orent pro te et pro universis christianis) : les « ministres
de Dieu » verront assigner à leur entretien un certain bien fonds (terra […] ministris Dei ibi constitutis ibidem assignata), en l’occurrence le
terroir boisé qui entoure le peniti (terram autem illam nemorosam que penititio
meo circumadjacet ad sustentationem concedes). Dans les deux cas, ces
communautés de prêtres, dont le statut n’est guère explicite, témoigne de la
volonté de l’hagiographe, à l’occasion de son récit de la fondation du minihi, de faire entrer le peniti dans un processus de
« normalisation », laquelle pourrait s’avérer au demeurant tout aussi
bien canoniale que monastique. Ogée, dans son Dictionnaire de Bretagne indique que la paroisse de Goulven, qui
porte le nom du saint, « est un prieuré qui est présenté par
l’évêque »[11] ;
mais faut-il comprendre que cet établissement était une dépendance de la mense
épiscopale ? Par ailleurs, l’un des trois membres du fief, ou régaire, des évêques de Léon avait son
siège au XVIIe siècle au bourg de la paroisse de Gouesnou, dont la
cure aurait en outre été érigée en aumônerie
(comprendre sans doute que l’aumônier de l’évêque disposait des revenus curiaux).
*
On
note ainsi, à la lecture de ces textes, que le minihi, plus étendu, peut inclure dans ses propres limites le
territoire d’un peniti, plus
ancien : compte tenu de cette proximité, le peniti contribue alors à la localisation du minihi et parfois même sert à délimiter une partie de son tracé ;
mais pour autant peniti et minihi sont toujours distingués l’un de
l’autre et surtout peuvent exister l’un sans l’autre. Mickaël Gendry, qui a
recherché les attestations du terme minihi
dans les plus anciennes chartes bretonnes, celles de l’abbaye de Redon, note
que « la définition de P. Delabigne-Villeneuve qui voulait associer un
ermitage ou peniti au minihi ne vaut donc pas pour le
Cartulaire de Redon. La notion de droit d’asile de même que les troménies (ou
tour du minihi) qui seront de plus en
plus associés au terme n’y figurent pas non plus »[13].
En tout état de cause, la réalité fluctuante
que recouvre au Moyen Âge le terme minihi
revêt avant tout la dimension d’un bien fonds appartenant à une communauté
monastique. Les tentatives d’identification avec le peniti sont en général la résultante d’extrapolations, voire de confusions,
comme c’est également le cas, sur des bases homophoniques cette fois, entre minihi et manati : ce dernier terme, « maison du moine »,
sans rapport direct avec minihi,
pourrait-il désigner une réalité proche de celle du peneti ? Nous l’examinerons rapidement ; mais incontestablement
le terme dezerdi, « maison du
désert », ainsi que le mot dezert,
dezerz, à partir duquel il est formé,
paraissent offrir un champ de recherches bien plus important[14].
I
Une
vingtaine de localités conserve le souvenir toponymique ou archéologique du
terme peniti[15].
Même s’il est impossible d’affirmer que la liste en est complète, d’autant
qu’il y a quelque hésitation entre Loctudy et Plovan, s’agissant de la
localisation du Penity Sant Guido,
mentionné par Grégoire de Rostrenen[16],
la répartition géographique de ces différentes localités, qui, naturellement,
doit être rapportée aux anciens évêchés bretons, témoigne d’une remarquable
homogénéité, eu égard à la superficie respective des trois diocèses les plus
occidentaux de la péninsule : onze d’entre elles étaient en effet situées
dans l’évêché de Cornouaille, le plus étendu, et dans ceux de Tréguier et de
Léon, de taille beaucoup plus comparable, il s’en trouve respectivement quatre et
trois ; quant à l’unique localité vannetaise concernée, elle est située à
l’ouest de son ancien diocèse, ce qui relativise son excentration. Par ailleurs,
il faut inclure dans cette liste plusieurs annexes de sanctuaires, comme c’est
le cas à Locronan, par exemple, avec la chapelle du Pénity accolée à l’église
Saint-Ronan, ou bien à Plouzévédé, avec l’oratoire du Pénity,
« accroché » à la chapelle Notre-Dame de Berven, ou bien encore sur
l’île de Batz, la chapelle Notre-Dame du Pénity, aujourd’hui disparue, située
autrefois dans le cimetière de l’ancienne église Saint-Paul Aurélien.
*
D’après
l’hagiographe de Goulven, le terme breton peniti,
qui s’applique à une « maisonnette quadrangulaire en forme d’oratoire »,
signifie « maison de pénitence », ou « maison du
pénitent » : domunculam
quadrangulam in formam oratorii, quae
lingua Britonum peniti dicitur, hoc est poenitentiae vel p[o]enitentis domus.
A l’instar d’abbati, chapalendi, escopti, prioldi,
apparemment formés à l’identique avec la
postposition du mot ti,
« maison », qui est un indice assez sûr de leur ancienneté[17], peniti (< *penet-ti) appartient au vocabulaire ecclésiastique de la Basse-Bretagne[18] ;
mais, si on trouve abbaticium
mentionné au Xe siècle dans une charte de Landévennec[19], attestation
au demeurant unique, chapalendi, escopti ou prioldi quant à eux, de même que d’autres hybrides latin-bretons, sans
rapport avec l’institution ecclésiale, tels que laedti, maerdi, etc., n’ont
fait l’objet d’aucune tentative de latinisation, pas plus d’ailleurs que les autres
termes strictement d’origine bretonne, dans lesquels ti est également entré en composition (kanndi, klandi, leandi, manati, etc.). En outre, s’agissant de l’origine du gallois penyd, équivalent du breton penet,
Joseph Loth indique que ce mot « ne vient pas de poenitentia. Il peut à la rigueur venir
d’un substantif de la langue ecclésiastique apparenté à poenitet, paenitet, *penitio d’après punitio ? Peut-être est-ce tout simplement un emprunt à
l’irlandais pennait (cf. cerbyd chars, emprunté à carpait) »[20].
Cette dernière référence impose de
signaler l’existence en Irlande de petites constructions désignées comme
d’anciens oratoires, par exemple à Okyle (comté de Waterford), et appelées en
Irlandais moderne dairtheach, terme dont
l’étymologie, littéralement « maison de chêne » [21], a souvent été interprétée autrefois « maison
des larmes », deartheach ; d’où
le sens de « maison de pénitence », domus poenitentiae, qui lui a été attribué rétrospectivement par
plusieurs auteurs[22]. On trouve, dans une pseudo-charte de l’abbaye de
Landaff, au pays de Galles, une formulation très similaire (domus orationis et poenitentiae), qui de
surcroît associe cette « maison de prière et de pénitence » au
« locus épiscopal » (episcopalis locus)[23]. Ces points de contact insulaires restent malgré tout
assez modestes et ne nous renseignent pas plus sur le peniti breton que d’autres pistes, par exemple celle qui concerne
le terme penedes, penetes en Catalogne ; ou bien la
mention, dans la vita de Guillaume de
Verceil [BHL 8924], ermite et fondateur de l’abbaye et de l’ordre de
Montevergine, en Campanie, de la fontaine que le saint avait creusée de ses
mains et de sa cellula où il se
livrait fréquemment aux prières sacrées (haec
autem cellula in qua sacras actitabat orationes non multum distat a fonte quem
sibi manibus effoderat) et qui pour cette raison avaient retenu son
nom (fons enim et poenitentiae domus
sancti Guilielmi dicitur) : il faudrait citer tout le passage, que
l’on pourrait croire emprunté à la vita
d’un saint breton ! En tout état de cause, le mot poenititium ne résulte pas d’une pratique généralisée dans les
textes hagiographiques ou diplomatiques de la Bretagne médiévale : au
contraire, eu égard à son utilisation dans seulement deux textes
hagiographiques qui, par ailleurs, présentent entre eux une grande proximité
structurelle[24], son
caractère exceptionnel doit être conséquemment interprété comme la véritable
« marque » d’un auteur ; de plus, c’est à cet écrivain que nous
devons l’étymologie du mot concerné, laquelle en oriente l’acception.
*
Dans la vita de Goulven, le peniti prend des allures de
reclusoir, puisque le saint s’y enferme (sanctus
igitur Golvinus intra septa poenititii sui se inclusit) ; et ce
dernier, comme dans le cas des reclus, reçoit sa nourriture de l’extérieur (acquirens ei externos cibos). Pour
autant, Goulven n’apparaît pas véritablement confiné : chaque jour,
empruntant un itinéraire forestier de trois stades de tour, il effectue une
sorte de procession, comprenant trois stations (nunquam a suo poenititio discedebat nisi semel in die quasi
processionem faciens in circuitu per nemus itinere trium stadiorum. In qua
processione tres stationes faciebat). On aura noté l’utilisation répétée du
mot p(o)enititium qui, au total,
figure à six reprises dans la vita :
ce terme a donc été forgé à dessein par l’hagiographe pour
« traduire » le breton peniti
qui, en conséquence, existait déjà dans la toponymie locale à son époque. Les
éléments apportés par la vita de Goëznou
s’avèrent moins détaillés, compte tenu de l’état fragmentaire dans lequel ce
texte nous est parvenu ; mais l’hagiographe confirme que le peniti est avant tout un
« oratoire » (quod oratorium
hodie dicitur poenititium sancti Goeznovei) et souligne sa dimension
érémitique : le saint avait en effet édifié cet oratoire dans un bois,
près d’un ruisseau, en un lieu appelé la Lande (aedificavit oratorium in quodam nemore juxta rivulum quendam in loco
qui Landa tunc temporis dicebatur) ; lande et bois que, par goût de la chasse, un puissant
de la région, le fameux Commor, fréquentait avec plaisir, à cause de la grande
quantité de gibier qui s’y trouvait (qui
venandi studio landam et nemus […]
propter ferarum copiam quae ibidem habebatur frequentare gaudebat).
Dans les
deux cas, l’hagiographe souligne que le lieu solitaire où s’était retiré le
saint est situé à la même distance, soit quatre milles, d’une ville d’importance,
respectivement Lesneven, s’agissant de Goulven, et Brest, s’agissant de
Goëznou ; dans les deux cas, il nous montre le comte dont l’autorité
s’étendait sur la contrée, respectivement Even et Commor, entrer en contact sur un mode
déférent avec le saint : leurs noms, à l’instar de ceux de Goulven et Goëznou,
en tant qu’évêques de Léon, devaient conséquemment figurer dans les listes des
titulaires du pouvoir local (re)constituées par l’hagiographe, ce qui témoigne
chez cet auteur d’un véritable projet historiographique. En tout état de cause,
le parallèle des situations des deux saints s’avère encore renforcé par les
circonstances similaires de la fondation d’un minihi, à côté de leur peniti
respectif : dans les deux cas en effet, la délimitation du territoire
concerné résulte d’un « arpentage miraculeux », motif littéraire exploité
de manière similaire hors de Bretagne par le second hagiographe de Fiacre[25], et qu’il
convient peut-être de rapprocher du mythème de la fourche du Dagda[26], même si l’hagiographe léonard a pu aussi bien
recycler, évidemment à son insu, « une ancienne tradition continentale
gauloise osisme », ou encore « un fonds mythologique brittonique
local »[27].
II
« La vie latine de saint
Goulven, reproduisant une tradition populaire, a expliqué que le nom de Pénity-Goulven venait de ce que saint
Goulven avait vécu en ce lieu dans la retraite et la pénitence. Il ne faut pas
trop se laisser influencer par ce texte », écrit prudemment Largillière,
avant de concéder laconiquement que « l'explication pour ce penity
peut être juste ». Si une telle « tradition populaire » existait
à l’époque de l’hagiographe, quelles que soient par ailleurs les circonstances
qui avaient présidé à son élaboration, elle mérite un examen plus approfondi :
comment en particulier, d’après ce témoignage traditionnel, « fonctionnait »
un peniti et quelles « pratiques »
le caractérisaient.
*
A
la lecture des vitae de Goulven et de
Goëznou, la dimension d’oratoire apparaît hypertrophiée : sur place,
Goulven, nuit et jour, s’épanche en prière, infatigablement et continuellement,
pour le salut de toute la Chrétienté (ubi
pro salute totius christianitatis indefessas et continuus orationes nocte
dieque profundebat) ; l’hagiographe ajoute que le froid ne se faisait
jamais sentir en ce lieu, que le vent
n’y pénétrait pas, bien que la porte en restât toujours ouverte, permettant
ainsi aux hommes d’y entrer quand ils voulaient prier, tandis que le sexe
féminin s’en tenait éloigné (frigus enim
nunquam sensitur, ventus licet aperto ostio non intrat, faemina quaelibet
procul abscedit, viri tamen introeunt quandocunque volunt orandi causa).
Dans la vita de Goëznou, c’est Commor
qui, informé de la renommée du saint, obtient par faveur, après l’en avoir
supplié, de devenir son compagnon de prière
(Comorus igitur comes audita viri
sancti fama, ejus orationis particeps pia supplicatione et beneficio effectus
est).
On
pourrait donc supposer que le peniti,
n’était son interdiction aux femmes qui est l’indice du souvenir de son appartenance
au monde régulier, constitue la « maison de prière » par excellence, le *ti-pedi, dont on a cherché
fallacieusement une illustration à l’île de Tibidy[28]. En
1641, il est question dans
un aveu à Mgr Cupif, évêque de Léon, d’un rocher dit Roch-ar-Bedy, situé à proximité de Notre-Dame du Pénity sur l’île
de Batz[29].
En fait, on apprend à la lecture de la vita
de Goulven qu’il existe, distinct du peniti,
un lieu destiné à permettre l’expression de la dévotion populaire à l’égard du
saint et qui est explicitement désigné domus
orationi, « maison destinée à la prière » : bâti par la
dévotion des fidèles à la mémoire de Goulven au lieu même de sa naissance, on y
voyait encore à l’époque de l’hagiographe, selon les dires de celui-ci, les
malades recouvrer les bienfaits de la santé par
l'intervention du Seigneur et s’accomplir à cette occasion d'assez nombreux
miracles, et ce, bien que les offices ecclésiastiques n'y fussent pas célébrés
(sed et supra Odenam supradictam fidelium
devotio domum orationi construxit in memoria illius qui in ea natus est, ubi
usque hodie infirmis, licet ecclesiasticis non frequentetur officiis, Domino
operante sanitatis beneficia conferuntur, et miracula quamplurima patruntur).
Par
ailleurs, lors de sa quasi-procession quotidienne, Goulven effectuait, comme on
l’a dit, trois stations où, là encore, il s’attardait assez longtemps dans la prière
(in qua processione tres stationes
faciebat, in quibus aliquandiu orandi studio morabatur) : pour
renforcer l’effet de réel, l’hagiographe indique qu’à ces trois stations étaient dressées trois croix, une
pour chacune, lesquelles, avec un énorme amoncellement de pierres, existaient
encore à son époque et étaient appelées les ‘’Stations de saint Goulven’’
(Nunquam a suo poenititio discedebat nisi
semel in die quasi processionem faciens in circuitu per nemus itinere trium
stadiorum. In qua processione tres stationes faciebat, in quibus aliquandiu
orandi studio morabatur. Et in illis tribus stationibus tres cruces fixae erant
singulae in singulis, quae cum immenso lapidum cumulo usque in hodiernum diem
existunt et dicuntur ‘’Stationes sancti Golvini’’). La tradition locale
conservait, au XIXe siècle encore, le souvenir de l’itinéraire
emprunté quotidiennement par le saint : « ces trois croix, éloignées
l’une de l’autre de sept minutes de marche, formaient entre elles un
triangle ; on les retrouve encore sur les lieux. La première s’appelle Croaz-Prat-ar-Vern, la seconde Croaz-a-Draon et la troisième Croaz-ar-Gouerven ».
Quant à l’« énorme amoncellement de pierres », il s’agit peut-être d’une
allée couverte, comme celle qui se voit à Creac’h Gallic.
*
Définir le peniti, c’est le mettre en rapport avec le mode de vie de son
occupant : même si la solitude du saint apparait relative, d’autant plus
que, dans le cas de Goulven, il est secondé par un serviteur, ou mieux un
« compagnon » (famulus quidam
unicus nomine Madenus sive, ut verius loquar socius quem habebat), la façon
dont « fonctionne » le peniti
s’inscrit apparemment dans une logique érémitique ; mais, comme le souligne
dom Jacques Dubois, « on passait alors facilement de la vie cénobitique à la
vie érémitique et vice versa. Distinguer la vie quotidienne de deux moines d'un
prieuré de celle d'un ermite et de son socius,
est à peu près impossible »[31].
Ce doit être à peu près la même nuance que celle conservée respectivement par manati et dezerdi.
Le premier terme, pour lequel « moinerie »
parait l’équivalent français dans la toponymie, désignait une dépendance
monastique, – une « grange » si l’on adopte le vocabulaire
cistercien, qui paraît en l’occurrence le mieux adapté, car manati se rapporte presque toujours aux
biens des religieux de cet ordre en Bretagne – dépendance dont l’éloignement
obligeait à ce qu’elle fît l’objet d’une surveillance locale : on en a un
exemple avec les possessions trégoroises de l’abbaye du Relec, contrôlées à
partir du lieu-dit le Manac’hty, dans la commune de Plufur, situé à une trentaine
de kilomètres du monastère, dans la commune de Plounéour-Ménéz. Sans doute s’agissait-il
pour ceux qui étaient chargés de cette surveillance de courts séjours, propres
néanmoins à un ressourcement, en les ramenant aux « fondamentaux » du
monachisme, surtout si cet exil momentané était vécu comme une sorte de
pénitence. C'est dans ce sens que le terme manati
pourrait être, sinon assimilé, du moins rapproché du peniti tel qu’il est décrit dans l’hagiographie ; mais il faut
être prudent à l’égard de ce genre de représentations, qui figurent
principalement sous la plume de commentateurs du XIXe siècle. Ainsi,
quand Eugène Viollet-Le-Duc écrit, s.v.
« grange » dans son célèbre Dictionnaire
raisonné de l’architecture française, « ces centres de provisions de grains et de fourrages étaient occupés par
des moines que l’on détachait temporairement dans ces établissements isolés au
milieu des champs, par suite de quelque faute, et pour faire pénitence »[32], il faut se souvenir que les fonctions de
« maître de grange » chez les moines blancs étaient en fait tenues
par des convers, même s’il a pu exister des exceptions, comme le rappelle dom Dubois :
« Les pancartes de la Ferté ont gardé le nom de deux maîtres
de grange : après 1162, Guillaume de Toulon, maître de la Valotte, et, vers
1169, Duran maître de Clux. Ce dernier est clairement qualifié convers, mais le
premier était un moine. Cela le rapproche des moines clunisiens, remplissant
les fonctions de doyen, mais d'après la réglementation cistercienne, un moine
ne pouvait résider hors du cloître et donc remplir les fonctions de maître de
grange à la Valotte, qui est distante de l’abbaye de plus de quarante
kilomètres »[33].
L’abbaye trégoroise de Bégard
de son côté détenait des biens au lieu-dit Manaty, dans la commune de Louargat ;
mais, au-delà des contraintes réglementaires qui viennent d’être rappelées, la
proximité du monastère, à quelques huit kilomètres de là, ne permet guère
d’envisager l’obligation pour les religieux de séjourner sur place[34].
S’agissant du terme dezerdi, comme par exemple dans le cas
de Nézerdy, hameau de la commune de Plouyé, non loin du sanctuaire de
Saint-Herbot, la proximité de sens avec peniti
est en revanche manifeste, à l’instar de la proximité géographique, une dizaine
de kilomètres, entre Nézerdy et le lieu-dit Pénity-Saint-Laurent, dans la
commune de Plouyé : cette « maison du désert » est en effet par
définition la cellule de l’ermite, de celui qui s’est « retiré au désert » ;
d’ailleurs à Goulven on trouve, à moins de cent mètres du peniti du saint, un lieu-dit le Désert. Les « déserts » des
ermites bretons, dont la toponymie a gardé le souvenir[35], ne
sont pas de sable ou de pierre, mais de forêts et de landes et leur
histoire reste à écrire. Longue histoire, au demeurant, car, avant que la
Bretagne ne connaisse aux XIe-XIIe siècles,– notamment
sur ses limites avec la Normandie, le Maine, l’Anjou et le Poitou, mais aussi
dans l’ouest du duché, comme on le voit avec le cas de Robert de *Locunan,
futur évêque de Quimper (1113-1130)[36], –
une importante vague érémitique qui a certainement imprégné les mentalités et
inspiré certaines des œuvres hagiographiques produites à cette époque, on peut
préconiser, au IXe siècle, en rapport avec des monastères plus ou
moins lointains, de Bretagne ou d’ailleurs, l’existence de véritables colonies
d’anachorètes comme celle qui parait avoir été établie sur le versant sud des
Monts d’Arrée, aux confins de deux immenses paroisses : d’une part, Plouyé,
qui sans doute intégrait à cette époque Plonevez-du-Fou et ses futures trèves,
ainsi que le territoire de Landeleau ; d’autre part, la « paroisse de
la montagne », plebs montis, encore attestée vers 1330, démembrée peu après cette
date[37].
C’est là, « dans les régions reculées de la Bretagne » (in extremis partibus Britanniae), que le
moine ermite Gerfred, – dont Guy
Jarousseau est brillamment parvenu à retracer la longue et riche carrière,
achevée au sein de la communauté de Saint-Maur-sur-Loire[38], –
avait vécu pendant vingt années, en compagnie du prêtre Fidwethen, en un lieu
appelé silva uuenoc, aujourd’hui
Coat-Guinec, dans la commune de Huelgoat[39]. Le
terme desertum, dont on a déjà signalé
les vestiges toponymiques dans les communes de Plouyé, à proximité de
Coat-Guinec, et de Loqueffret[40],
étant entré dans le vocabulaire du gaulois avant de passer dans celui du breton[41],
on peut supposer que, dès l’époque des premiers ermites connus en Gaule (IVe-VIe
siècles)[42],
la partie occidentale de la péninsule armoricaine n’était pas restée à l’écart
de ce mouvement : c’est la raison pour laquelle il est extrêmement tentant
d’identifier, comme l’a proposé Tanguy, après s’être livré à une analyse
particulièrement subtile du passage des Miracula
de saint Maur, ouvrage composé par l’abbé de Glanfeuil, Odon, en 869, où il est
question de Gerfred, d’identifier l’éponyme de Coat-Guinec, avec l’anachorète
breton Winnoc[43],
dont Grégoire de Tours nous a raconté la pitoyable destinée[44].
*
De cette analyse discursive,
qui ne prétend nullement démontrer un système, il nous semble possible de
retenir les quelques éléments suivants :
- Comme l’a indiqué
Largillière, le toponyme peniti, à l’instar de lok
ou mouster/moustoir, mais à une
échelle moindre, a probablement servi à désigner, au Moyen Âge central, cette
réalité nouvelle que constituait la chapelle rurale.
-
Le succès modeste mais incontestable du terme peniti a été renforcé par le détournement de sens dont se sont
rendus responsables certains hagiographes qui ont cru y reconnaître la réalité d’ermitages
plus anciens, désignés quant à eux dezerdi,
ou plus simplement dezert :
ainsi en est-il de l’auteur des vitae
de Goëznou et de Goulven, à qui l’on doit par ailleurs l’hapax p(o)enititium.
-
Cette antériorité supposée du peniti
s’est appliquée également à l’égard du minihi,
alors que ce dernier terme apparaît dans la documentation dès le IXe
siècle ; cependant, il faut souligner que des entités encore désignées minihi ont été créées jusqu’au début du
XIIIe siècle au moins, comme il se voit par exemple en 1202 dans la
charte de fondation de l’abbaye prémontrée de Beauport[45], c’est-à-dire sans doute plus tardivement encore que
certaines chapelles rurales appelées peniti.
-
Enfin, les hagiographes bretons de l’époque moderne, Le Grand et surtout
Lobineau, ont subi l’influence du « modèle » représenté par le peniti de Goulven, tel que décrit dans
la vita de ce dernier, « modèle »
qu’ils ont transposé à ceux de plusieurs autres saints ; au passage, Le
Grand a cru pouvoir reconnaître dans le monastère de Pental (locum illum Pentale, seu Pentaliense
monasterium), commune de Saint-Samson-de-la-Roque, département de l’Eure,
le « Peniti saint Samson,
c’est-à-dire le lieu de pénitence de
saint Samson »,
qui d’ailleurs n’est pas autrement signalé dans les différentes vitae du saint : cette hypothèse est
aujourd’hui totalement abandonnée. Au demeurant, comme l’a souligné en son
temps Largillière, « si l'on pouvait vérifier l'hypothèse Pental = Poenitale, on aurait la preuve que l'emploi de penity pour désigner un oratoire est ancien en breton ; mais cela
n'établirait pas que le pénity soit
la maison de retraite et de pénitence d'un saint ; le sens étymologique a
abandonné le mot ; combien de nos ‘’ermitages’’ sont loin d'être
érémitiques ! »[47].
André-Yves
Bourgès